LUXUN

LUXUN
LUXUN

Luxun domine son époque de toute l’autorité que lui ont conférée son œuvre littéraire et son rôle politique, l’une étroitement mêlée à l’autre, au service du peuple chinois et d’une Chine nouvelle libérée de l’héritage féodal. Né dans l’ancienne Chine et mort à la veille de La naissance de la Chine socialiste, il est le fondateur de la littérature chinoise moderne, le novateur hardi de sa langue et de son écriture, le chef de file des idées nouvelles contre les forces conservatrices, qui n’a cessé de regrouper autour de lui les jeunes écrivains et artistes de son temps. Depuis sa mort, aucun mouvement culturel en Chine qui ne se réclame de son esprit et ne cherche dans son œuvre de quoi fonder son propre crédit. L’œuvre de Luxun, très abondante malgré une vie relativement courte, peut rendre compte par sa variété et sa richesse du rôle considérable que son auteur a joué dans la Chine de son temps et de l’influence qu’elle conserve aujourd’hui: nouvelles et contes, souvenirs, poèmes en prose, vers de style ancien ou de formes modernes, études universitaires, traductions, et surtout les Essais ou «variétés», composés de pamphlets et libelles, articles et critiques en réponse directe aux événements littéraires, sociaux et politiques de l’époque; sans compter le Journal et la Correspondance édités plus récemment. Les Œuvres complètes , dont la traduction en français est en cours, ont fait l’objet d’une nouvelle édition à l’occasion du centenaire de la naissance de Luxun, en 1981.

De la politique par la littérature

Luxun, de son vrai nom Zhou Shuren, est né à Shaoxing dans la province du Zhejiang, au sud-est de la Chine. Son père est un lettré pauvre, qui meurt prématurément en laissant ses fils dans la gêne. Le jeune homme parvient à mener jusqu’au bout des études secondaires en suivant les cours – gratuits – d’écoles occidentales non traditionnelles, et obtient en 1901 une bourse pour le Japon, où il décide d’entrer au collège médical de Sendai. Il pense, en effet, que seule la science moderne peut sauver la Chine et la tirer de son état de pays semi-colonisé et semi-féodal. Mais en 1906 un film, dont il raconte dans la préface de Nahan (Cris d’appel ) le bouleversement qu’il lui causa, lui fait prendre conscience que «la médecine n’est pas essentielle. Un peuple ignorant et stupide, malgré une constitution physique saine et robuste, ne peut fournir que du matériel et des spectateurs pour pilori [...]. Il est bien plus urgent de changer l’esprit de ce peuple.» Et pour cela, dit-il, «les moyens les plus efficaces me semblent être les lettres». Il décide donc de se consacrer «à l’essor du mouvement artistique et littéraire». De ce jour, et jusqu’à la fin de sa vie, il ne cessera de servir cet idéal, sans jamais perdre conscience, ni laisser autour de lui perdre conscience, que ce but est le moyen d’un autre but, politique celui-là et donc essentiel, de faire rattraper à la Chine ses siècles de retard sur les nations modernes et «sauver» ainsi le peuple chinois.

Autour de 1907, avec plusieurs autres essais présentant Darwin et la science occidentale moderne, Luxun publie La Force des poètes de Mara (Moluoshi lishuo ), où il propose en modèles à la jeunesse chinoise les grands «rebelles» occidentaux tels Nietzsche, Byron, Shelley, Pouchkine, Lermontov, Petöfi et Mickiewicz. C’est l’entrée en Chine du romantisme révolutionnaire et de l’individualisme qui exerceront leur influence quelque dix ans plus tard sur la société littéraire Création (Chuangzao) lancée par Guo Moruo.

En 1911, la bourgeoisie chinoise, dirigée par Sun Yat-sen, fait sa révolution et instaure la république. Le jeune Luxun, qui y voit la réalisation de ses espoirs, est alors de retour en Chine depuis un an où il exerce, comme professeur de chimie et de biologie, dans les établissements secondaires de Hangzhou puis de Shaoxing. Il accepte un poste de conseiller au ministère de l’Éducation à Beijing. Mais la révolution de 1911 est une «révolution manquée»: Luxun ne tarde pas à s’apercevoir que pour le petit peuple misérable rien n’a changé (il dénoncera le mécanisme de ce phénomène dans La Véridique Histoire de Ah Q , longue nouvelle écrite dix ans plus tard) et traverse une période de désespoir. Il en est arraché par les remous idéologiques qui annoncent le Mouvement du 4 mai (1919). L’intérêt de la jeunesse intellectuelle chinoise est alors centré sur la revue littéraire et politique Nouvelle Jeunesse (Xin Qingnian ) qu’anime un groupe de professeurs de l’université de Beijing. Luxun, alors chargé de cours dans cette même université puis dans plusieurs autres établissements d’enseignement supérieur de Beijing, se joint à un groupe de Nouvelle Jeunesse dans la lutte pour une langue et une littérature modernes (contre les partisans de la littérature de «langue classique» (wen yan ), alors la seule reconnue comme littérature, mais seulement accessible à une toute petite minorité, et incapable de véhiculer des idées modernes). C’est pour Nouvelle Jeunesse , avant même le Mouvement du 4 mai, qui consacrera la victoire de la langue «vivante» (bai hua ) dans la littérature, la presse et l’enseignement, en même temps que seront satisfaites d’autres revendications d’ordre politique et social, que Luxun écrit plusieurs de ses premières et très célèbres nouvelles: le Journal d’un fou , dont le titre est inspiré de Gogol, mais qui dénonce, en fait, la «folie» d’avoir bonne conscience sous un système politique barbare où les hommes sont contraints de s’entre-dévorer: La Véridique Histoire de Ah Q , où Luxun évoque avec une ironie poignante la passivité et l’obscurantisme d’un peuple trop misérable pour aider à sa propre liberté. Les contes et les nouvelles de cette époque seront réunis plus tard en deux recueils, Nahan (1923, Cris d’appel ) et Panghuang (1926, Errances ).

Combats sur le «front littéraire»

Dès 1924, Luxun commence à écrire ses fameux poèmes en prose, Les Herbes sauvages (Yecao ), où il témoigne à la fois de sa lucidité politique à l’égard de la répression montante et de son souci de donner à son intervention politique sur le plan littéraire la forme qui la serve le mieux. Dans le même temps, il prend directement et vigoureusement partie pour les élèves de l’École normale supérieure de jeunes filles, où il est chargé de cours, en lutte ouverte contre leur directrice, son système d’éducation rétrograde et ses opinions politiques réactionnaires. Après la tragédie du 30 mai 1925 (Wusa ), à Shanghai, où la police anglaise de la concession internationale tire sur les manifestants chinois désarmés, faisant dix morts et une cinquantaine de blessés, les luttes politiques atteignent la Chine du Nord, aussitôt réprimées par les cliques locales des «seigneurs de guerre». En 1926, Luxun, dont l’une des étudiantes se trouve parmi les victimes d’une manifestation patriotique et pacifique réprimée par la violence, prend publiquement position. Couché sur la liste noire des intellectuels dangereux, il quitte Beijing pour Xiamen (Amoy) puis Guangzhou (Canton), où il se trouve lors de la prise de pouvoir de l’aile droite du Guomindang (1927). Impuissant devant la terreur blanche qui s’abat sur ses amis et ses étudiants, Luxun gagne Shanghai, où il restera jusqu’à sa mort, déployant dans la clandestinité une activité littéraire et politique considérable. Dans le même temps qu’il accorde son appui et ses conseils aux jeunes écrivains harcelés, arrêtés, exécutés, ouvrant sa maison et sa bourse aux victimes de la répression et à leurs familles, recourant à tous les moyens possibles pour forcer la censure et déjouer la police, il prend la première place dans tous les mouvements qui secouent le monde des intellectuels. Il joue un rôle dirigeant dans les discussions sur la littérature révolutionnaire, la littérature du prolétariat, les rapports de l’écrivain et de la révolution, où s’opposent les diverses tendances issues des sociétés littéraires des années vingt, d’une part la Société de recherches littéraires (Wenxue yanjiu hui), dirigée par Maodun et partisan du réalisme et de «l’art pour la vie», d’autre part la société Création, qui a viré en 1925 de «l’art pour l’art» et du romantisme à la littérature révolutionnaire et prolétarienne. Luxun réussira à les unir en 1930 au sein de la Ligue des écrivains de gauche (Zuoyi zuojia lianmeng) et à lutter avec eux contre le «front» toujours renaissant des écoles littéraires qui viennent au secours du Guomindang et de celles qui se réfugient dans une neutralité illusoire. Dans le même temps, lui-même publie, année par année, de nombreux recueils d’essais, écrits sous de multiples noms de plume: pamphlets et critiques, satires et dénonciations impitoyables, qu’il appelle ses «javelines» parce que ces analyses mordantes, souvent courtes, répondent au besoin d’une «réaction rapide et directe comme un réflexe». Ces javelines s’en prennent à tous les vices et travers non seulement des intellectuels, mais de toute la société chinoise de cette époque, atteignant à travers elles des analyses générales qui gardent aujourd’hui toute leur vigueur (sur la jeunesse, sur la libération des femmes, sur la permanence souvent invisible des forces du passé, sur le fonctionnement du pouvoir) bien au-delà du contexte chinois. S’il est vrai que beaucoup de ces textes sont difficiles d’accès même pour des Chinois, dans la mesure où ils exigent la connaissance de certaines données d’époque, ils sont, ces données une fois acquises, d’un intérêt puissant par leur force d’ironie que sert à merveille la précision de la langue, d’une grande qualité littéraire. C’est de cette époque aussi qu’on peut dater les plus beaux de ses poèmes de langue classique, qui, parallèlement aux interventions littéraires ou politiques, jaillissent chaque fois que la douleur et l’indignation démobilisent un temps le patriote et le militant que Luxun ne veut pas cesser d’être.

Les dernières luttes

Les dix dernières années de la vie de Luxun sont aussi les plus riches de contributions de tous ordres. Après avoir lutté contre l’école du Croissant (Xinyue) qui tentait de restaurer «l’art pour l’art» et prônait la théorie d’une «littérature au-dessus des classes», Luxun recommence la même lutte face aux «Troisième catégorie» et «Hommes libres», qui reprennent les mêmes arguments. Il rejette dos à dos les derniers partisans, déclarés ou clandestins, de l’«occidentalisation totale» et les «idolâtres du patrimoine national», qui prônent l’absolu des valeurs orientales et la supériorité de la langue et de la littérature anciennes. Son immense culture, servie par la maîtrise de plusieurs langues, lui permet de confondre facilement la fausse érudition et le fanatisme des deux tendances qu’il dénonce comme également réactionnaires et nuisibles aux intérêts du peuple chinois. Lui-même donne l’exemple de la seule méthode qu’il juge profitable, la réévaluation et l’assimilation raisonnées des grandes œuvres du passé et du présent, d’où qu’elles soient. S’il écrit en 1935 les Contes anciens à notre manière (Gushi xin bian ), c’est pour instruire une fois de plus ses compatriotes, sous forme de plaisants récits philosophiques dont la fantaisie apparente ne dérobe pas la leçon. Il y rectifie hardiment les notions traditionnelles qui lui semblent nocives à l’avenir d’un peuple libre.

Écrivain et militant antifasciste, Luxun s’est attaché à dénoncer les positions des partisans de la «littérature nationaliste», dont le lyrisme appelle les «hommes supérieurs» de l’Orient à une expédition contre l’Occident. Mais la bataille la plus dure sera encore la toute dernière, celle qu’il mène à l’intérieur même de son camp en tentant de sauver à tout prix la Ligue des écrivains de gauche, dont la dissolution est ordonnée par les directives venues de Moscou: la politique de front national, orchestrée par tous les partis communistes satellites de Moscou, entraîne, à Shanghai (alors coupée de la direction politique, installée dans le Shaanxi depuis le terme de la Longue Marche), l’effacement des gauches et de leur organisation au bénéfice d’une union des écrivains, la plus large possible, contre l’agresseur japonais. Luxun, sans être contre cette union, n’entend pas lui sacrifier la direction même de la lutte et consacre ses dernières forces à la défense d’un autre mot d’ordre: la «littérature des masses pour la guerre révolutionnaire nationale». Ce dernier débat littéraire, qui est un combat politique, soulèvera de telles passions qu’elles sont loin d’être éteintes aujourd’hui; on peut en retrouver «le fil rouge» à travers l’histoire littéraire et politique de la Chine depuis la mort de Luxun: durant la période de Yan’an, après l’avènement de la République populaire jusqu’à la Révolution culturelle et sa rectification. Parallèlement à ces luttes ultimes et malgré la maladie qui s’aggrave (la tuberculose), Luxun trouve encore le temps et les forces d’écrire beaucoup d’autres essais, de rassembler et de publier les œuvres de son ami Qu Qiubai – militant communiste, écrivain et traducteur de valeur, assassiné par le Guomindang – de poursuivre enfin une tâche systématique de traducteur. Il a traduit ou fait traduire (du japonais et de l’anglais), outre les textes principaux de la critique littéraire marxiste, des contes et des romans de nombreux écrivains russes (dont Gogol, qu’il traduit encore sur son lit de mort, et Tchekhov), soviétiques (dont Gorki), japonais, serbes, hollandais, espagnols, polonais, hongrois, finnois. Du français, il traduit Jules Verne (pour arracher les enfants chinois à la vieille idéologie), présente Romain Rolland, Barbusse et bien d’autres. Enfin, c’est lui qui, durant ces années trente, collectionne les bois gravés de Masereel et de nombreux autres contemporains pour faciliter la renaissance et l’essor en Chine de cet art populaire, qui ne demande pas de matériaux coûteux, permet une diffusion facile, offre une efficacité sans égale.

Un an après la mort de Luxun à Shanghai, où les funérailles de l’écrivain entre tous aimé et respecté prirent malgré les directives des autorités du Guomindang la forme d’un deuil national, Mao Zedong inaugura dans la zone libérée de Yan’an un Institut des arts et des lettres «Luxun», que devaient fréquenter, alors et plus tard, comme enseignants ou comme étudiants, bon nombre de ceux qui deviendraient les écrivains en renom de la république populaire de Chine. L’éloge de Luxun que Mao prononça à cette occasion et ceux qui le suivirent au cours des années aidèrent considérablement à la connaissance et à la diffusion de l’œuvre de l’écrivain malgré les résistances de certains de ses adversaires, devenus des autorités du monde culturel et peu disposés à lui pardonner ses sévères critiques des années trente. Quoi qu’il en soit, Luxun est aujourd’hui en Chine, et de très loin, l’écrivain le plus connu quoique inégalement lu (du fait de la difficulté de certains textes). Il en est de même en Corée et au Japon (où il est, par exemple, plus lu que Tolstoï ou Shakespeare). Il en serait très probablement de même à l’échelle du monde entier, n’était la barrière de la langue et de la culture.

Encyclopédie Universelle. 2012.

Игры ⚽ Поможем написать курсовую

Regardez d'autres dictionnaires:

  • Lu Hsün — Luxun, Fotografie von 1930 Lu Xun (chin. 魯迅 / 鲁迅, Lǔ Xùn, eigentlich chin. 周樹人, Zhōu Shùrén; *1881 in Shaoxing; † 1936 in Shanghai) war ein chinesischer Schriftsteller und Intellektueller der von der Beida (Peking Universität) ausgehende …   Deutsch Wikipedia

  • Lu Xun — Luxun, Fotografie von 1930 Lu Xun (chinesisch 魯迅 / 鲁迅 Lǔ Xùn, eigentlich chinesisch 周樹人 Zhōu Shùrén; *1881 in Shaoxing; † 1936 in Shanghai) war ein …   Deutsch Wikipedia

  • Lu Xun (écrivain) — Pour les articles homonymes, voir Lu Xun. Lu Xun Lu Xun en 1930 …   Wikipédia en Français

  • La Véritable Histoire de Ah Q — Auteur Lu Xun Genre nouvelle Version originale Titre original Ā Q Zhèngzhuàn Éditeur original Nouvelles du matin (Chenbao) Langue originale …   Wikipédia en Français

  • Cheng Yong — (程勇 b.1983,Yingkou, Liaoning Province) is a contemporary Chinese painter based in Shenyang,North East China. He graduated from Luxun Academy of Fine Art which is one of the leading fine art academies in China. He now lives and works in Shenyang,… …   Wikipedia

  • MAODUN — est l’un des premiers grands écrivains de la littérature chinoise de langue moderne née sur la lancée du «Mouvement du 4 mai» (1919). Romancier renommé, fondateur de l’école «réaliste» prônée par la Société de recherches littéraires (1921) dont… …   Encyclopédie Universelle

  • Modern Buildings on Zhongshan Square in Dalian — Zhongshan Square, Dalian (2006) The modern buildings on Zhongshan Square in Dalian refer to the buildings that are on Zhongshan Square, Dalian, China, built mostly in the first half of the twentieth century, during the time when Dalian was Japan… …   Wikipedia

  • CHINE (L’Empire du Milieu) - Littérature — Les origines de la littérature chinoise sont à peu près contemporaines de celles des deux autres littératures dont se nourrit encore la tradition du monde civilisé: celle de l’Inde et celle de l’Europe. Ici comme là, ces origines remontent à un… …   Encyclopédie Universelle

  • LIN YUTANG — [LIN YU T’ANG] (1895 1976) Né d’une famille aisée du Fujian, Lin Yutang apprend l’anglais dès son plus jeune âge, comme beaucoup de jeunes Chinois de la bourgeoisie éclairée de l’époque. En 1911, il entre à la St. John’s University de Shanghai et …   Encyclopédie Universelle

  • TIAN HAN — [T’IEN HAN] (1898 1968) Tian Shouchang (qui adopta le nom de plume de Tian Han) naquit à Changsha, province de Hunan, dans une riche famille paysanne. À l’école normale supérieure de T 拏ky 拏 (1914), il prend connaissance des œuvres dramatiques… …   Encyclopédie Universelle

Share the article and excerpts

Direct link
Do a right-click on the link above
and select “Copy Link”